dimanche 15 juillet 2007

Musique : harmonie et tempéraments, musiques tonales et atonales, jeu et performance.

23/11/05


« Parfois, au lieu d'une mise en scène, ajoutant une certaine hystérisation, il se produit plutôt quelque chose de l'ordre d'une "mise en moins", comme lorsque l'on dit de Thelonious Monk qu'il jouait faux à la perfection. Contre tout solfège, tout langage musical harmonieux, contre tout apprentissage et conditionnement technique normé, il savait donc, à l'occasion, jouer suffisamment faux pour produire cet effet de subjectivation inimitable (et non reproductible), loin de chercher à être agréable à l'oreille. Monk, ou le lapsus musical permanent.. »


(Repiqué du dernier message de Paul)


Je crois que cela ne rend pas justice à Thélonious Monk, de dire qu’il savait jouer suffisamment faux « contre tout solfège, tout langage musical harmonieux et conditionnement technique normé… » Même si on peut avoir l’impression en l’écoutant d’un rattrapage de lapsus musical permanent, et ce n’est d’ailleurs pas la plus mauvaise entrée en matière pour l’écouter, il n’en reste pas moins que ce qu’il joue peut tout à fait être écrit, aussi bien au point de vue rythmique, où il est parfaitement rigoureux qu’au point de vue harmonique, où il ne fait qu’étendre ce qui est au principe de la division harmonique en majeures et mineures, c’est à dire la diminution de la tierce à partir de la tonale, ce que nous sommes conditionnés à entendre comme « gaies », (les gammes majeures), ou « tristes », (les gammes mineures), aux quintes, aux sixtes, aux septièmes, aux neuvièmes. Pour ce qui est des quartes, c’est un peu différent puisqu’on se trouve alors dans le cas de figure de l’accord inversé mineur ou majeur. Je ne suis pas du tout assez calé pour l’affirmer, mais il me semble que Monk respecte rigoureusement les principes de l’écriture tonale, tout en étant à la lisière de l’atonal. Il faudrait demander à un jazzman ce qu’il en pense, je pense à François Chapuis notamment qui travaille (si ma mémoire ne me trompe pas) avec la revue « Piano », et qui est l’un des pianistes que j’ai eu la chance d’entendre, parmi ceux qui jouent le mieux le musique de Monk ; disons que c’est aussi affaire de tempérament. En tous cas les partitions de Monk, ( qui se trouvent dans le « real book »), si elles ne notent évidemment pas tout ce que joue Monk, permettent de voir sur quels accords, donc sur quels écarts, jouent ces espèces de « bavures », ces fausses hésitations si caractéristiques de sa patte. Il est certain que l’auditeur est confronté à des modifications émotives beaucoup plus fines et nuancées que celles qui sont dicibles, Et c’est d’ailleurs bien là l’intérêt de la musique, c’est qu’elle commence où ce que peut dire la langue s’arrête simplement par limite de l’instrument phonatoire auquel la langue est adaptée. C’est en cela que la musique est sublimation, qu’elle soit écrite ou pas.


La dimension de l’expression musicale est encore une autre affaire que celle de l’écriture, puisque bien sûr, il faut ajouter que Monk utilisant le piano, il ne sort pas des libertés et des contraintes du tempérament égal. Je n’ai jamais entendu quelqu’un jouer Monk sur un instrument accordé au tempérament inégal, mais je gage que le résultat serait franchement désagréable, et sans que cela soit une affaire de conditionnement, mais simplement pour des raisons de physique du son. J’espère que Keith Jarret au moins a essayé de jouer Monk sur son clavecin au tempérament inégal, ce serait dans ses cordes, mais je ne crois pas qu’il se risquerait à l’enregistrer. Pour ce qui est de l’expression musicale, pour rester dans une certaine simplicité, sans aller jusqu’aux prestations musicales jouées dans les gammes de Zarlin ou de Pythagore, dont les difficultés physiques sont bien connues, sans se déplacer jusqu’aux musiques iraniennes ou indiennes dont les phrases jouent sur des écarts qui ne peuvent guère être utilisés sur des instrument occidentaux, puisqu’elles jouent parfois sur des nuances d’un seul savart, nuances qui nous sont parfaitement audibles et impliquent des accompagnements harmoniques beaucoup plus nuancés que ceux de nos vingt-six gammes, on peut faire l’expérience d’écouter l’album de piano « solo » enregistré par Charles Mingus : ce n’est pas l’instrument qu’il utilise en formation, et bien qu’il ne soit pas l’un des plus grands pianistes en tant que virtuose, on reconnaît parfaitement son langage, ses idiosyncrasies musicales, et comme pianiste, il est tout autant inimitable que Monk. Je trouve cet aspect d’expression personnelle du musicien très importante, parce que ce qui nous est donné à entendre est absolument singulier, irremplaçable, et quel que soit le jugement esthétique qu’on plaque après-coup sur l’expression, il ne faut jamais oublier son caractère absolument singulier. C’est cela qui me paraît être en rapport avec la psychanalyse.


Par rapport à ce caractère résolument singulier de l’expression musicale, qui se trouve en deça de tout apprentissage, le jeu de Thélonious Monk peut-être perçu dans sa dimension d’appel, de clin d’œil à l’apprenti musicien, aussi bien qu’à l’amateur averti, qui y entendra des évocations, harmoniques ou dans le phrasé, d’autres thèmes, d’autres compositeurs, qui se situent aussi bien dans le panel des classiques que des modernes. C’est-à-dire, Monk joue aussi bien sur la physique pure de la combinatoire harmonique où sur celle du frappé rythmique (qui est une palette de nuances inouïes jusqu’à lui, au point d’en être ininscriptibles), que sur ou dans la mémoire musicale de ses auditeurs. Je n’ai pas la moindre idée de ce que peuvent y entendre des virtuoses de son niveau ; je crois que la réponse se trouve dans les enregistrements des formations où il a joué, aussi bien que dans les enregistrements des interprètes qui l’ont joué, je pense d’abord à Bill Evans, mais ce est en rien limitatif.


En quoi la question de l’agréable n’est pas la seule qu’on puisse poser ni forcément la plus pertinente. Si l’on se réfère à Cecil Taylor par exemple, qui se situe peut-être par rapport à Monk de l’autre côté de la barrière entre le tonal et l’atonal, tout en restant assez proche du tonal, l’on voit bien qu’il lui faut en passer par une écriture musicale différente de l’écriture solfiée, et il nous est donné à entendre que, au-delà du registre de la modification humorale produite, l’enjeu d’une production musicale peut-être aussi de produire un effet qui vient en réponse à la dimension de l’attente, de l’attente pure, de l’attente en tant que telle, qui nous renvoie peut-être, -c’est ainsi que je le perçois mais ce ne sont que mes oreilles-, à ce qui est le plus primitivement à l’écoute en nous, une attente pas très éloignée de l’attente anxieuse, du n’importe quoi de catastrophique qui peut surgir, à ce que l’écoute a de plus animal. Je trouve, mais c’est un jugement de valeur, la mise en jeu de cette dimension aussi importante que l’écriture peut-être plus savante de Pierre Henry. Certains de ses compagnons du GRM, (je pense particulièrement à Michel Chion et je présente mes excuses à ceux, nombreux, que je ne connais pas) réussissent à combiner cette dimension archaïque de l’écoute avec l’évocation ou les paysages musicaux de l’écriture solfiée, ce qui aboutit à des compositions qui me semblent moins coupées ou mises à part de l’histoire musicale.


Il semble que Freud n’était pas très bon auditeur de musique, pas très intéressé. L’histoire de la psychanalyse, ou de la musique, je ne sais, nous a laissé un texte de Max Graf, « l’atelier intérieur du musicien », texte de 1910 qui a été assez récemment traduit et publié par Buchet / Chastel et ÉPEL, (Paris, 1999) ; qui me semble une bonne entrée en matière versant psychanalyse des questions liées à la musique ; la manière dont Max Graf s’est trouvé à un moment écarté de la psychanalyse, du fait que ce qu’il a dit, à l’époque, ne semble pas avoir intéressé le Cercle de Vienne, est en elle-même digne d’intérêt, parce qu’elle soulève un problème, qui est celui de savoir jusqu’où un psychanalyste est capable d’entendre. Je crois d’ailleurs que cette dimension n’est pas sans rapport avec ce qui est soulevé par ailleurs à propos de l’autisme.


Quant à la question de savoir si cet archaïque peut-être dit collectif, je crois que Lacan y a répondu en 1928 dans son article encyclopédique « les complexes familiaux », et définitivement. En ce sens, parler aujourd’hui d’inconscient collectif n’est plus comme du temps de Jung, une errance épistémique, ça me paraît plutôt juste une erreur de vocabulaire, que je lis comme un lapsus, cela dit pour Étienne ; il en fera ce qu’il voudra.


DK

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