vendredi 13 juillet 2007

Modernité... Les Temps Modernes, Chaplin, taylorisme et créativité au travail, exode rural, pauvreté, enrichissement.

11/11/05

Le psychanalyste pris dans les filets de la modernité.

Modernité.

(auto-interview)

-Qu’est-ce que la modernité ?

-Les temps modernes commencent avec Charlie Chaplin. Après Charlie Chaplin il y a Charlie-Hebdo, puis Charlie Brown. Il faut attendre le troisième Charlie pour voir enfin apparaître que le psychanalyste peut être absent.

Mon meilleur ami m’a fait remarquer récemment que les rouages sur lesquels danse Chaplin avec sa burette sont résolument propres, pas la moindre trace d’huile, et d’ailleurs, pas le moindre signe d’effort de Chaplin dans son travail. C’est l’époque où le travail est sans peine, la machine fait l’effort, l’homme l’entretient. L’homme exprime par sa danse sa joie d’être un pauvre émigrant sur une terre d’accueil. Ce que la caméra capte c’est sa danse, son expression, l’esthétique de son mouvement libre de toute ergonomie. Non seulement le pauvre émigrant est heureux d’avoir des moyens d’existence, mais la modernité du travail libère sa force d’expression, déploie ses capacités d’adaptation.

Mais ces aspects un peu merveilleux ne laissent pas de côté l’épique social. L’émigrant n’est pas très bien accepté par ses collègues à peine mieux implantés. La différence physique de taille exprime qu’il n’a pas encore beaucoup profité de la terre d’accueil. Il est nourricier plus que nourri. Celui qui s’oppose à lui, avec ses expressions de fâcherie outrée, ses rappels à l’ordre de la tristesse et de la dureté, n’est certainement pas mieux implanté. Peut-être que la joie d’exister, d’être là ne fait pas partie de son registre. Peut-être exprime-t-il la haine et la douleur liées à la perte de l’origine. Ou plutôt : sans doute croit-il nécessaire de se positionner en propriétaire et de l’origine, et du sens du travail. Le blues n’est pas encore là ; pour qu’il s’installe, il faut et il suffit que le lien physique avec l’origine soit rompu, et que le travail manque ne serait-ce que dans la mesure où il ne génère aucun espoir de supporter son sort ou de le changer.

-Le migrant, nourricier plutôt que nourri ?

-Chaplin ne le montre pas que par la différence de gabarit ; il le montre également par le régime végétarien qui dépasse de son sandwich, sa mastication pensive, le trajet visuel, exprimé par le roulement des yeux, de son bol alimentaire. Se nourrir est montré comme une affaire sérieuse et comique, à la fois pensée et objet de pensée. Le fait du végétarisme montre sa plus grande proximité de la terre, peut-être aussi un plus grand respect, un éloignement marqué du cannibalisme. Il est peut-être, comme signe d’une option philosophique, l’indice du parti pris de modernité du migrant. On oublie beaucoup que la modernité est un choix qui repose sur la triple contrainte du départ contre le statisme, de la ville contre la campagne, de la rupture contre le maintien des liens. La modernité n’est pas une farce, c’est une tragédie, jusque dans son scénario. Mais le migrant la nourrit, comme il nourrit chez les autres le phantasme d’une origine dicible.

-Les journaux appelaient récemment à brûler les psychanalystes… ?

-Eh bien oui, voilà par exemple une faiblesse de scénario de la modernité : à force de ne pas vouloir savoir que les psychanalystes passent pour être ce qu’on en fait, qu’ils sont saisis comme objets de fantasmes tant individuellement que dans leur collectivité, qu’ils n’existent que dans les temps de séances incombustibles, à se forcer à oublier que les effets de parole plutôt que d’atteindre le but visé échouent où ils peuvent, certains journaux ont réuni des matériaux que les provocations ont fait exploser. Ils participent maintenant à l’extinction des feux. C’est le rêve éveillé de la belle âme. Et c’est le migrant qui est visé, du fait de sa double inscription dans le travail, comme acteur, et comme protagoniste. Mais chacun sait que c’est le citoyen qui en fait les frais.

-Et maintenant Charlie-Hebdo !

Charlie-Hebdo est générationnel, on se le refile d’une génération à l’autre. C’est une attitude mentale, l’âge de la découverte du paradoxe : on ne peut pas croire tout ce qui est écrit, mais ce journal repose sur le principe que l’opinion a besoin de matière pour se construire, à la différence de l’opinion toute faite qu’on vous sert souvent ailleurs, sans le moindre souci d’examiner les faits. En cas de doute sur l’opinion il faut examiner les faits. Ce n’est pas du tout la même chose que d’examiner « l’opinion » par des micros-trottoir et de prétendre saisir la vraie vie par des caméras cachées. En ce sens ce journal saisit la modernité où elle se trouve, là où d’autres l’énoncent ex-cathedra, la dénoncent sans la comprendre. Or la modernité est une constante, toujours contemporaine et fuyante. La modernité ce n’est pas la rapidité, c’est le principe du déplacement. Ce n’est pas l’urbanisme, c’est l’urbanité. Ce n’est pas la continuité, c’est la rupture épistémologique haussée au principe de la révolution permanente. Ce qui est important ce n’est pas où elle mène, puisqu’elle ramène au point de départ. Ce qui est important c’est que ce point de départ est un point d’arrivée où nous trouvons la rupture épistémologique. Cela en dit long sur l’espoir d’en finir avec la psychanalyse : tant que nous serons dans la modernité ce sera une impossibilité logique. Et pour sortir de la modernité il faudra en finir avec l’être et le temps.

-Comme Charlie Brown ?

-Charlie Brown n’en finira jamais avec l’être, c’est une épure sur laquelle la pulsion de mort n’a pas de prise, son inconscient est son dehors ; mais dans son dehors il y a un ou une psychanalyste récurrent, parfois absent à son guichet, parfois présente pour le renvoyer à son désir d’avoir un témoin pour scander le fait de sa présence ; c’est cette scansion qui lui donne le temps, et qui lui donnant le temps lui restitue l’être. C’est une épure au sens où sa modernité, -toute en déplacement, en urbanité, et en poésie-, est allégée de la pulsion de mort.

-Alors, le psychanalyste, dans la modernité, n’aurait affaire qu’à la pulsion de mort ?

-Sans doute, mais pour rappeler qu’en aucun cas son acte ne consiste à l’y réduire, pas plus qu’il n’aurait à soutenir d’un silence qui prétend l’incarner.

-Voilà un propos d’auto-interview bien équivoque!

-Équivoque à soutenir en tous cas. L’auto-interview après tout, c’est un moyen comme un autre d’éviter que l’autodictée ne vire à l’autodictature… cette forme moderne d’arrêt public des idées.

(Réalisé le 11 novembre 2005, en mémoire)

DK

(j'ajoute aujourd'hui: et Eros là-dedans? Pour faire bonne mesure?)


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