Scoop : reconversion des psychanalystes dans la sociologie de l’armoire à pharmacie.
(17/7/04 - modifié le 28/08/07)
L’été venant, avec ses plages vides de temps et ses plages pleines de gens, seulement certains psychanalystes, habitant le dernier village qui résiste encore à la vague de froidure qu’annonce la vague de chaleur, sont en train de débattre sous la pression de la nécessité, de l’opportunité qui se présente maintenant à eux de se pencher un peu plus sérieusement sur la sociologie de l’armoire à pharmacie, qui était restée à ce jour dans un coin obscur de leur branche d’étude.
On pourrait croire, jetant un regard superficiel, à une galéjade. Mais il aurait été question de l’utilité sociale, ou publique, de la psychanalyse : le terme exact est lui-même la résultante d’un pari théorique sur la signification de l’inconscient. C’est-à-dire que doit se trancher au travers de ce choix la question de savoir s’il faut demander à ceux qui n’ont pas entendu ce qui a été écrit, de bien vouloir effacer de leur mémoire ce qui a été dit, sous l’argument que seul importe ce que l’on décide finalement d’inscrire dans la mémoire collective, auquel cas, la psychanalyse n’a effectivement aucune utilité publique ; ou s’il y a lieu de dresser, honnêtement, le texte de ce qui a été dit au Sénat le 9 juillet, qui fait trace d’une reconnaissance d’utilité publique de la psychanalyse. Le commentaire de cette affaire est que cette reconnaissance imprévue d’utilité publique, sous la forme d’un aveu bien vite nié par peur des conséquences juridiques qui n’auraient pas la moindre conformité avec l’amendement discuté, étant elle-même une formation de compromis destinée à satisfaire, par la vérité qu’elle énonce, l’importante fraction des psychanalystes qui ne trouvent pas de quoi conclure à leur utilité sociale, à en extraire ce désir inconscient de satisfaire les psychanalystes, on doit conclure qu’ils existent au-delà de ce que l’amendement peut réglementer de leur pratique apparente, et sont mis dans une posture qui fait d’eux les maîtres du jeu de ce débat, position certes inconfortable au moins pour autant qu’elle n’a pas été convenue. Mais sans doute faut-il un « niveau suffisant » pour s’en apercevoir, et faudra-t-il accommoder la praxis d’un renoncement à l’usage de l’immixtion pharmaceutique dans le standard de la cure, car quoi qui s’en avoue c’est une pratique courante.
N’étant donc pour ma part aucunement concerné par cet amendement, puisque non-médecin, je me limiterai à placer quelques jalons de cette sociologie de l’armoire à pharmacie qu’il faudra nécessairement enseigner dans les instituts à venir.
Le progrès exponentiel de la pharmacie a conduit à l’extension relative du volume de l’armoire dans les intérieurs ; autrefois réduite au coton, mercurochrome et bandage, l’évolution a fait disparaître le mercurochrome au profit de produits mieux adaptés, et fait apparaître une plage de produits dont la gamme s’étend de la bande plâtrée aux cosmétiques, en passant par la boîte de cachets et la poudre ou le tube de dentifrice. La boîte de cachet répétant en plus petit et plus spécialisé la forme de la boîte de pharmacie, on comprend mieux qu’elle la représente dans son ensemble. Mais l’évolution rapide, fait qu’en un siècle, la boîte de première nécessité s’est transformée dans un premier temps en armoire murale à une porte, généralement en bois, puis en fer, nantie d’une clé, et décorée souvent de la célèbre croix rouge sur fond blanc ; l’étape suivante la fait apparaître comme une armoire murale à trois portes, en métal vitrée le plus souvent de miroirs ; puis apparaît l’armoire étroite, posée sur le sol, d’un mètre soixante-dix environ, en mélaminé, où la clé a disparu et qui présente l’avantage considérable d’être juxtaposable ; la tendance irait donc vers le placard recouvrant un mur, puis vers une conception d’un habitat thérapeutique où la présence pharmaceutique s’exprimerait en chaque lieu selon la spécialisation de leur usage. La disparition de la clé signe la privatisation du local où l’armoire est déposée.
Il y a évidemment quelques mots à dire sur la localisation de l’armoire et son contenu. Au départ, la boîte, qui est une extension de la poche, substitut du ventre, se trouve dans un tiroir du buffet de la cuisine, qui correspond aux blessures superficielles que l’on peut s’infliger en cuisinant, aussi bien qu’à la fonction sociale de réunion et de communication, dont la localisation se détermine sur le mode de la contagion métonymique.
C’est ce caractère métonymique qui va influer la localisation ultérieure dans les toilettes, dont l’apparition rend possible la suppression de la table de nuit, dont la fonction de réceptacle du bourdalou parental tend à disparaître ; c’est précisément ce qui justifie l’apparition de la clé, puisque la première petite armoire va pouvoir accueillir seringues, clystères et condoms dont l’usage et la fonction, sexuels, doivent rester sous la responsabilité morale et effective des parents ; un petit pas de côté fera comprendre l’évolution malthusienne de la famille et la transformation de la place de l’enfant dans le discours parental qui y est inhérent ; cette évolution traduit également la transformation de la notion du privé et de l’intime qui se produit par déplacement du mode sexuel vers une part grandissante de l’autoérotique qui correspond bien à une chute de la fécondité.
Le déplacement ultérieur de l’armoire des toilettes vers la salle d’eau correspond évidemment à une uniformisation du confort, mais également à un réinvestissement de la surface du corps, à commencer par le visage, ce qui explique l’apparition des portes miroirs servant aussi bien au rasage qu’à l’application des premiers cosmétiques. Le contenu de l’armoire se modifie, ses séparations permettant de scinder les produits d’hygiène des cosmétiques et de la pharmacie de secours, incluant du matériel de petite chirurgie ; au cours de ces migrations, la fonction de boîte à pharmacie s’est donc approprié un contenu sexuel refoulé qu’elle sublime en l’esthétisant, le prix à payer de cette croissance narcissique étant une augmentation parallèle de la dose d’angoisse ; le contenu de la boîte va donc, en proportion, s’adjoindre de produits sédatifs qui deviennent peu à peu indispensables au mode de confort atteint.
L’amplification de l’armoire murale de salle d’eau en armoires multiples posées sur le sol est corrélative d’un double mouvement ; la faible surface des portes miroirs ne permet d’examiner le corps qu’au prix de contorsions ; les armoires à glaces se trouvant dans des espaces partagés, elles sont plus appropriées à la correction du détail vestimentaire qu’à l’examen approfondi du corps dévêtu ; la surface du miroir mural de salle de bain augmente donc et à mesure que l'image du corps se dissocie du contenu de l’armoire ; cette évolution est corrélative à un nouveau rapport au corps qui s’instaure, toujours plus structuré par le regarder et moins par le voir ; à mesure que diminue l’importance de la posture, le vêtement apparaît comme l’imposture qui cache un corps de plus en plus dévêtu de ses fonctions symboliques ; et l’on constate parallèlement la généralisation d’un rapport consumériste à l’image obscène, qui est une tentative de guérison de l’impasse sexuelle du narcissisme.
Quant au contenu diversifié et amplifié des armoires à pharmacie, il correspond de plus en plus à une stratification de rebuts de traitements d’un corps morcelé par l’imaginaire sexuel du moment, où le regard prédomine, où le bien-être est coupé du réel du corps du fait de l’absence d’une médiatisation verbale.
Il y aurait long à dire sur le contenu plus ou moins « hard » des drogues (pharmakon) qui s’y trouvent enlisées, toutes incapables de procurer la retrouvaille avec le plaisir dont elles seraient, semble-t-il, le détour obligé.
La place de la psychanalyse dans les esprits se trouve, actuellement semble-t-il, accolée à l’existence de cette envahissante boîte à pharmacie, pour s’adjoindre à elle et pallier à son insuffisance de structure, à organiser la vie psychique autrement que sur le mode symptomatique.
Je dis donc ceci à ceux de mes collègues qui se mettent en piste pour négocier un ‘’bon’’ décret d’application de l’amendement récemment, hélas, voté par une majorité pour le moins silencieuse quant à son raisonnement juridique et à ses intentions : quoique vous puissiez obtenir pour tenter de sauver les meubles d’une psychanalyse qui vous est chère, vous l’inscrirez dans le cadre sociologique de l’existence de cette boîte : dans une dynamique sociale d’effacement du rapport entre le sexuel et le corps.
Vous connaissez trop la problématique de ceux que la clinique appelait autrefois les hystériques, par rapport à la fonction du maître, pour croire un instant qu’à ‘’réguler’’ un titre quelconque, il y ait la moindre chance qu’ils partagent vos vues sur la valeur d’un savoir protégé: j’en suis à me demander quel atout sera, pour pratiquer la psychanalyse, un titre qui n’a au fond de valeur que narcissique, et ne fait qu’entériner l’impasse d’un symptôme actuel. Mais sans doute est-ce l’une de ces questions que l’on ne peut poser que quand on en connaît d’emblée la réponse. Je ne crois pas être assis avec vous sur la branche que vous sciez. L’enjeu est symbolique, d’une acceptation ou non d’une psychanalyse mise au service et formatée par et pour quelque politique que ce soit. Le balbutiement de l’histoire a déjà jugé. L’existence de la psychanalyse n’est rien d’autre que ce qui marque la limite de l’efficacité consensuelle. Si vous l’omettez maintenant : « souviens-toi de celui qui a oublié le chemin », écrivait Maurice Blanchot, -pour nous accompagner.
Didier Kuntz
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